Le silence n'avait pas été épargné. Les lointains hurlements, parfois d'agonie, parfois de rage, résonnaient dans sa tête, bombant les murs d'implosions et de sons, tandis qu'elle avançait, sa gorge nouée par les noires pulsations. Elle avait quitté le champ de bataille. Elle avait quitté les armes et les mots pour la cacophonie lugubre d'une ville en ruine, son écharpe chargée par le corps encoquillé d'une ennemie. Elle avait quitté la ville-basse en pleine régression, pour y accueillir les fumées de la ville-haute, à peine plus en forme que le reste. Les habitants s'y étaient réfugiés, tremblant, enlaçant les leurs comme dans un dernier au-revoir, tandis que leurs yeux hagards scrutaient le moindre mouvement en contre bas. Les questions se bousculaient, tant en chuchotement qu'en geste. Allaient-ils survivre ? Allaient-ils revoir leurs aînés ? Auraient-ils encore assez d'engouement pour célébrer leurs vies épargnées, leur victoire si elle survenait ? Ou allaient-ils pleurer de plus bel, les pattes nouées par les enclaves solaristes, esclaves ou prisonniers de leur propre maison, sous l'occupation même de la sainte lumière brûlant leur dos et leur échine ?
Leur futur était désormais si épais que la brume l'entourant n'était plus qu'un linceul. Un linceul suintant le désespoir. Et l'incompréhension.
Comment se pouvait-il que la guerre frappe à leur porte ? Que les lances et les flèches s'ancrent dans leur mur. Que le sang abonde sur leur sol. Et que les cadavres choient dans leur eau. Eux, pourtant si craint, désormais craignaient. Les voleurs avaient fuit. Les meurtriers avaient chût. Et ils ne restaient que les familles des pauvres boucaniers pour pleurer leur sort. Eux, que Sombra avait protégé de ses noires ailes. Eux qui avaient reçu la bénédiction du tyran. Une obéissance parfaite, une peur palpable, contre un peu de sécurité.
Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux. Ces mots résonnèrent un bref instant dans ses pensées, tandis qu'elle quittait les allées sinistrées pour le détour du château. Benjamin Franklin, un tant soi peu qu'il est un homonyme équin ici-bas, n'était pas plus proche de la vérité qu'elle-même le semblait. Il y avait là tant de cafards, tant d'immondes brebis galeuses, que la foire aux monstres n'aurait pu les contenir. Ce peuple, cet infâme amas de chair et de vie qui grouillait comme des pustules sur ce sol, quémandant des réponses, le scrutant, la jaugeant, n'était pas digne de son dessein.
Et pourtant. Pourtant. Elle se devait de le protéger. De s'en faire un allié, un porte-parole, une chimère de sa grandiloquence. De son étendard, insufflant ce qui se paradait comme la justice et la force, se rallieraient les faibles et les éclopés, les lâches et les stupides, cette myriade de couleurs et de sang, de races et de traditions, tous scandant son nom comme l'apogée même de la déification parfaite. Avant que d'amers vents ne les emporte, cendres et os de sa haine, pions de son jeu de trahison. Ralliés et abattus comme les moutons qu'ils étaient, s'amenant d'eux même sous le joug de la tempête par les ouïe dires des fanatiques.-
Il n'y a pas de salut pour ceux suivant sans comprendre. Pour ceux craignant sans savoir. Juste l'oubli. Et le froid silence de son orgueil.
Les portes du château s'ouvrirent brusquement, déstabilisant les gardes postés là, certainement en vue d'une quelconque invasion. Ils la contemplèrent un instant, elle et cette tête rousse qui dépassait d'une mâchoire osseuse, avant de la laisser passer, n'ayant que faire des desseins de la nécromancienne. Ou peut-être par mépris. Par peur. Qu'en savait elle. Elle avait défait la princesse. Elle avait défait le roi. Et de sa fougue, récolté une liberté de pensée, d'action qui lui était propre, comme un privilège que la plèbe ne pouvait pas même concevoir. Certainement avaient-ils eu des ordres. La surveiller, mais ne pas la contrer. De toute façon, c'était inutile. Elle était bien trop forte pour se laisser abattre. Bien trop pugnace pour se laisser dominer. Et encore moins par une nation aussi pathétique que celle-ci.
Alors, le port altier, droit, elle pressa le pas, s'éloignant dans les dédales du château, jusqu'aux forges qu'elle avait précédemment visitées en quête d'une armure un tant soit peu saillante sur sa croupe décharnée. Sous le regard inquisiteur du maître des lieux, elle déposa le cocon de sa victime dans une armoire, non sans y avoir délaissé les cuirasses stockées, avant de refermer les portes. Elle n'était pas réellement en sécurité la dedans, sombre et chaud caniveau de bois, mais de son doigt noir, la nécromancienne traça quelques symboles magiques d'un vert pâle virant en un éclat bleuté, telle une brûlure fraîchement imprimée.
- Bien. Si quelqu'un, que ce soit toi ou un autre, Solariste, cherche à toucher ou à détruire cette armoire, ma rune s'enclenchera. Et crois-moi, tu ne veux pas savoir ce qu'il adviendra si cela se produit...
Le regard choqué du mâle bourru fut suivi d'un glapissement et d'une fuite en bonne et due forme, délaissant sa forge à l'enfer métallique et au rugissement de l'acier rougit. Car de sa menace, Reverse n'avait rien d'une menteuse. Les runes de morts étaient certainement les plus puissantes qu'elle puisse connaître, déversant toute la lente agonie du monde en ceux qui osaient les toucher. Et seule celle qui avait incanté les mots arcaniques était en droit de les rompre sans danger. Ainsi, sa proie était en sûreté, quoique la formulation fusse corrompue.
Tournant les talons vers l'enclume, elle se saisit d'une épée, d'une masse, puis, non sans en avoir testé la solidité sur les bancs et armures proches -dieu qu'elle aimait détruire l'ouvrage des autres-, elle sortit de la pièce avec son butin, non sans un dernier regard sur l'armoire désormais scellée. Elle avait à faire. Fort à faire. Et cette guerre n'était qu'une excuse pour son expérimentation.
Remontant les marches quatre à quatre, elle dépassa de nouveau les gardes sans un regard, filant au travers de l'épaisse fumée et des complaintes environnantes. A de nombreuses reprises, on lui demanda ce qu'il se passait, si elle avait vu un fils ou un père encore en vie, et surtout, si la bataille allait cesser. Mais pour simple réponse, les manants eurent son regard glacial, son rictus farouche et son silence pesant. Et tandis que sa maigre silhouette plaquée se laissait dévorer par le tumulte des assauts, les limbes reprirent leur droit sur ces cafards avides de réponses.
Il lui fallait des corps. Non pas un. Mais bien deux. Au bas mot. Il lui fallait de la chair, fraîche de préférence, et cette guerre, ces ruelles, étaient le lieu parfait pour son exutoire. Le cimetière, pourtant son repaire habituelle à ses basses manigances, n'avait servi ses rêves fous, l'étalage de ses pouvoirs ; et des os et de la viande pourrie, qu'elle n'avait que faire. Alors, serpentant tel un requin d'un corps à l'autre, qu'importe sa nation, elle les examina, les jaugea, les compara, tel un collectionneur un peu trop pointilleux sur l'état des siens.
Mais c'est au prix d'une dizaine de minutes, qui parurent éternelles sous le feu des explosions et des dragons, des flèches et des haches de lancer, qu'elle trouva le couple parfait. Tout d'abord, un terrestre, à la musculature forte, d'un pelage crème souillé par le sang. Il lui manquait un morceau de mâchoire, et de visage en général, très certainement dû à un coup de masse bien pesant. L'une de ses pattes avant était dans un sale état, comme brisée dans un angle improbable. Était-ce post-mortem, dû à une chute, ou bien ante-mortem, coup paralysant et annonçant sa mort ? Bah, elle n'en avait que faire. Il était un amas de muscle, c'était tout ce qui importait. L'autre corps était plus jeune, plus agile, taillé pour la vitesse. Pégase de son état, l'une de ses ailes était pourtant arrachée en fins lambeaux, et la majeure partie de son corps était brûlé, le dévisageant presque. L'odeur, elle-même, était atroce, semblant de barbecue trop cuit, ce qui n'arrangeait rien à sa nausée.
D'un geste brusque de sa main noire, l'un de ses sabots recouvrant son nez de l'atrocité olfactive, elle éveilla le premier des morts. Cependant, il n'en fut pas un zombi. Ni même un runner. Mais une goule, de la pire espèce qu'il soit. A vrai dire, elle avait longuement hésité. Un simple zombi aurait suffit, mais son simulacre d'idée, s'il fonctionnait, aurait été gâchait par tant de médiocrité. Et une blême n'avait que peu d’intérêt. Trop fort et intelligent pour la suite, cela n'aurait engagé que de la magie en excès. Ainsi, de son cri perçant, pouvant étourdir, voir assommer si porté au creux de l'oreille, la goule était le candidat parfait. Véritable parasite, tenace, et du genre virulent, les crocs qu'elle possédait étaient tout sauf équins.
Une véritable arme de guerre. Mais bien trop stupide pour tenir tête à des opposants et à leur stratégie.
Bavant, les yeux révulsés, il chercha à avancer vers sa maîtresse, en vain. De sa patte éclopée, il trébucha, manquant de tomber si le reste de son corps n'avait encore les réflexes d'un vivant. C'était, par conséquent, parfait. Un corps frais, quoiqu'un peu abîmé, avec les nerfs à vif et les muscles roulant sous la peau comme de grosses billes.
Il fallait maintenant accomplir le rituel de chair. Relativement peu connu, les nécromants, et notamment Reverse, avaient la possibilité de fusionner, si l'on peut dire ainsi, deux morts, qu'ils soient invoqués ou non. Ainsi, les corps se réparaient, se bombaient de muscles et de vigueur, devenant un. Un unique. Un fort. Un parfait.
Tel un monstrueux blob informe, le premier des zombis se condensa, tandis que sa peau s'accolait en une horrible danse à celle noircie du pégase. D'abord, la gueule, qui prit forme en une peau crasseuse, se fit recouvrir de téguments rouge vif, avant de s'assombrir. Son œil manquant glissa le long de son crâne, pénétrant par ce nouvel orifice avant de se nicher au creux de l'orbite, comme si de rien n'était. La patte arquée fut reconstruite par des monceaux d'os et de chair, se recousant tel un patin désarticulé, tandis qu'une aile, la seule encore en état, se déchira pour se répandre en amas plumeux sur le dos praline. Le crissement des os, l'engouement de cette macabre expérience, fit frissonner la nécromancienne, qui recula pour admirer son œuvre enfin terminée.
D'une musculature féroce, le torse en avant et fier, les pattes puissamment campées sur le sol, il arborait cet air de guerrier qu'ont la majeure partie des terrestres mâles, avec leur visage carré. Cependant, le sien était, de part sa nature a demie pégase, plus fin, quoique l'arcade sourcilière était fermement ancrée comme un faucon. Et quand bien même il eut le regard vide, il avait de la prestance, de l'attrait, tel un cheval de guerre farouche et impétueux. Son unique aile, quoique médiocre pour un corps si athlétique, lui donnait un air de guerrier revenu trop tôt du combat. Oui. Un vétéran de guerre. A la différence que celui-ci, quoique ceux-ci soit plus véridique, était réellement tombé à la guerre.
Le corps carbonisé lui avait bien servi. Cependant, de cet étalon primitif, il ne lui manquait plus que la vie.
La nécromancienne ferma alors les yeux, faisant le vide dans sa tête, cherchant à supprimer, à ignorer, chaque bruit, chaque sensation autre que celle de la magie ruisselant dans son corps. Et quand elle ouvrit les yeux, les mots fusèrent en un scandaleux lexique, bravant les lois fondamentales de la physique et de la morale. Une décharge d'une blanche lumière frappa le cadavre ambulant, le saisissant en un spasme grotesque, avant qu'il ne s'écroule sur le sol, inanimé.
Enfin, ça. Ce n'était plus qu'une question de passé.
Cette sensation. De froid. De vide. Comme un réveil, si lointain d'un sommeil profond et langoureux. Un sommeil lourd. Violent. Sans fin. La douleur survint comme une vague déferlante, me subjuguant. Lancinante. A m'en faire vomir. Mon crâne semblait prêt à imploser. Mes pattes m'arrachèrent un cri sourd, que ma gorge, en feu, sèche, ne tint pas. Et mes yeux. Mes yeux. Tout mon esprit était embrumé, confus, se débattant dans cette mélasse noire qu'était l'agonie qui me surplombait de son regard inquisiteur. Et peu à peu, j’entendis. Les hurlements, lointains. Les détonations, voilées. Un souffle. Quelque chose. Proche. Peu à peu je sentis. Le sang. La viande encore crue. Celle qu'on aime humer avant de la faire rôtir, pour s'assurer de sa fraîcheur. Celle que l'on déguste avec ferveur. Celle que l'on aime.
J'avais faim. Horriblement faim.
Lentement, la douleur se calma, comme muée en une nouvelle énergie. Celle du désespoir. Je devais manger. Alors, mes yeux s'ouvrirent, non sans mal. D'abord flou, confus, puis enfin, net, lumineux. J'étais à terre, dans une position pitoyable. Le pavé sous mon menton m'était inconnu, et ses hautes maisons qui me dardaient de leur fenêtre brisée tout autant. Sous l'effort, je me releva, tremblant, dardant le sol. Ce sol si sanglant. Si...
Flash. D'un bond, je fis volte-face, scrutant les environs avec une étonnante vélocité. Ce repos, quoique lent, semblait avoir fait son effet. Et cela ne me serait que plus utile désormais que mes souvenirs étaient revenus.
J'étais en guerre. En guerre contre une autre nation. Contre la pire des nations. Celle qui avait déclaré la mort aux autres, qui avait enclenché ce rouage fratricide. Celle qui, de son fanion rouge, déployait ses feux et ses dragons sur mon clan.
Il fallait que je les aide. Le coup que l'un d'entre eux m'avait assené, m'avait certainement fait perdre connaissance. Quel idiot j'ai été. Toujours regarder dans ses alentours, toujours tendre l'oreille. Être à l’affût était la base de ma classe. Même le plus débutant des paladins ne se serait pas fait avoir aussi facilement. Mais qu'importe, j'allais retrouver le mécréant et lui faire payer.
- Restes là.
La voix me figea. Mon corps semblait désormais paralysé. Incapable du moindre geste. Qu'elle était cette sorcellerie ? Je chercha des yeux sa source, mais la femelle était hors de mon champ de vision, déjà tranché par les pulsations douloureuses en mon œil droit. Très bien. C'était certainement un sort de barde de base. Et j'avais eu un entraînement des plus longs sur le contrôle mental et ses contraintes.
Me concentrer. Oui. Voila. Il fallait faire abstraction du bruit. De l'odeur. De la faim.
- N'essaies même pas.
Merde. Je lâcha prise mentalement, délaissant mes pensées sur l'unique ordre. Que m'arrivait-il ? Que se passait-il ? La panique me gagna, et pourtant, mon cœur sembla placide, ma respiration, calme. Non. Non en fait.
Je ne respirais pas. Depuis mon réveil, je n'avais pas pris la moindre bouffée d'air.
J'ouvris la bouche, qui me sembla affreusement crispée comme tendue par d'invisibles fils, et chercha a héler, en vain. L'air me pénétra ; je le sentis, chaud et âpre, mais la sensation de vivification ne vint pas. Pire encore, ma langue déjà sèche sembla palpiter sous le goût, étrangement prononcé, du sang et de la mort.
Bordel. De la mort. J'étais sur un champ de bataille. Je ne pouvais pas me laisser manipuler ainsi, ni même réfléchir a pourquoi je ne ressentais pas le frais en mes poumons. On s'en contre fichait bordel. L'adrénaline en était certainement la cause, fin du mystère. Maintenant. Maintenant il fallait agir.
Mais mes tentatives furent vaines. Je n'arrivais pas à me concentrer, non pas comme j'en étais incapable, mais comme si j'avais oublié comment faire. Au même titre que mon corps semblait impassible à mes ordres. Ignorant d'une marche ou d'un saut. Ou même de la panique, pourtant si primitive. Merde. Merde merde merde merde merde. Et encore merde.
- Retournes-toi.
D'un bloc, mon corps fit de nouveau demi-tour, avant même que mon esprit ne réagisse à l'ordre. Devant moi, une jeune jument. Noir, tirant sur le marron par endroit, avec des liserés dorés. Le crin tout aussi charbonneux, en épis. L'œil, bleu roy, farouche, dont l'un était orné d'une croix. Était-ce un tatouage ? Ou bien une marque de naissance ? Je n'en savais rien. Et pire encore, mes questions semblaient inutiles, tant mes pensées se refusaient a toute réflexion. Elle s'avança vers moi, à quelques centimètres seulement de mon visage. J'aurais dû rougir. Mais rien ne vain. Je n'étais, de toute évidence, plus mettre de mon corps. Puis, après m'avoir scruté un temps, elle fit mon contour, n'hésitant pas à toucher -dieu que sa patte était chaude- certains points stratégiques comme l'aurait fait un forgeron sur sa pièce maîtresse. Et puis, au terme de longues minutes, elle fut de nouveau face à moi, l'air dubitative.
- Bien. Tu m'as l'air encore ankylosé, mais tout reviendra rapidement. Vivre, ce n'est pas quelque chose qui se perd facilement, n'est-ce pas ?
Elle émit un petit rire ironique, mais aussi étrange que cela puisse paraître, je ne saisis pas son semblant de blague. Merde. On était en guerre. En guerre bordel. La vie se perdait, par conséquent, très rapidement. J'aurais voulu lui hurler dessus, la gifler, la sermonner comme la gamine qu'elle était, mais rien ne vint. Juste le silence. Et la statique désormais commun de mes muscles.
- Bon bon bon, reprit-elle satisfaite. Marches un peu, pour voir ?
Aussitôt, je m'exécuta, décrivant des allées et venues, des rondes et des demi-tours comme un caniche de concours. Mon corps, d'abord endolori par chaque mouvement, à l'instar de crampe, fut de plus en plus ample et agréable. Mieux encore, il me semblait doté d'une nouvelle force, d'une nouvelle agilité, comme si je pouvais bondir plus haut que les nues et porter plus lourd que les monolithes. La seule chose réellement dérangeant dans tout cela était cette sensation de nu, que je mis très vite au clair. Mon armure, mon casque et jusqu'à mon armement, étaient manquants. Je les perçu à terre, non loin d'autres instruments de mort -épée, masse, hache de guerre-, mais je fus incapable de les atteindre.
- Maintenant, agis comme en combat : attaques, pares, sautes, bref. Tu m'as comprise.
Et de nouveau, mon corps ne mit que quelques secondes aà réagir. Pourtant, aussi étrange que cela soit, il me semblait, au fur et à mesure du temps, pouvoir reprendre peu à peu le contrôle. Non. En fait, c'était plus tordu que cela. Si je n'obéissais pas de mon plein gré, mon corps passait en pilote automatique, tandis que mon esprit n'était plus que spectateur. Mais si j'acceptais son ordre, j'étais de nouveau maître de moi-même, et ce, jusqu'à ce qu'elle demande de stopper ou que l'action soit finalisée.
J'étais devenu son pantin. Mais pour le moment, tant que je ne savais pas d’où venait cette puissance, je ne pouvais que me montrer docile. Mon escadron ne devrait plus tarder, et me sauver sera un jeu d'enfant face à un seul ennemi. Surtout de son calibre. Maigre. Affable. Pâle malgré la noirceur de sa robe. Elle avait tout d'une pauvresse des rues. Mais qu'importe. Mes accoues et pirouettes cessèrent. Mon souffle, toujours absent, ne me manquait par conséquence pas. Et mieux encore, mes muscles n'étaient pas froissés ou exténués de tant d'effort. Peut-être qu'au final, la bougresse était bonne ? Peut-être m'avait elle soignée et s'assurait, bien malgré moi, de mes capacités ?
L'animosité que j'avais pour elle s'éteignit comme une bougie sous la tempête, et devint presque de l'affection. Dès que la parole me sera rendu, je la remercierais comme il se doit. Elle était certainement barde ou clerc -ou les deux?- et m'avait sauvé d'une attaque en traître.
- Fort bien ! Maintenant, je veux que tu agisses comme un être entièrement normal, vivant et en pleine santé. Tu peux parler, penser, agir comme bon te semble désormais, mais si je te l'ordonnes, tu te dois de t'exécuter sur le champ. Compris ? - Oui.
Ma voix, d'ordinaire grave et, je dois l'avouer, charismatique, était devenue rauque par la soif, brisée. J'avais hâte de pouvoir me revigorer à l'auberge du Follet Mulet. J'avais, en fait, hâte de rentrer chez moi, de poser mes affaires sur mon lit de camp, et de rêvasser loin de ce monde d'agonie.
- Quel est ton nom ? Commença t'elle. - Horazon.
J'étais fier de ce prénom. D'après ma mère, il provenait d'un ancien ordre de puissants mages protecteurs, ayant créé diverses barrières magiques contre les forces du mal, et notamment une alchimie très puissantes pour les runes. De grands hommes, qui, par conséquent, n'était qu'un avenir glorieux pour moi.
- Clan ? - Le Solar Empire.
Ma réponse ne sembla pas la satisfaire, bien au contraire. De toute évidence, c'était une mauvaise, une très très mauvaise, parole. Je ne savais pas pourquoi, mais elle balaya son embêtement d'un revers de sabot.
- Quel était ton métier, ton statut dans cette guerre ? - Je suis Paladin, et je sers avec fierté la Lumière !
Ma voix s'était soudainement exclamée, retrouvant sa force d'antan. Ce n'était, apparemment, que passager, comme le reste. Tout revenait. Lentement. Comme si j'avais oublié et que les souvenirs remontaient en moi, avec de plus en plus de ferveur. Oublié. Oublié... de vivre ?
- Plus maintenant.
Mon regard interloqué -bon dieu, je pouvais réellement réagir de mon plein gré- l'amusa.
- Désormais, c'est moi que tu sers. - Pardon ?
Sans m'en rendre compte, je m'étais levé, colérique. D'un geste bien trop habituel, j'avais passé la main sur mon flanc, cherchant à saisir mon épée runique. Mais mon sabot se referma sur le vide, et je fus bien obligé de la scruter de tout mon courroux. Moi, un paladin, un défenseur de la lumière, la servir, elle ? Et pourquoi donc ? Je n'avais qu'un maître, qu'un seul et unique dieu ; et il s'agissait de notre Reine Mère à tous, Celestia. Pourtant, ma colère ne donna naissance à rien d'autre que ce regard. J'aurais pû, et j'aurais dû, lui flanquer un bon poing dans les molaires. Ce n'était pas une façon, non seulement de manipuler, mais aussi de parler à un être de Grâce tel que moi. Mais mon bras se refusa à la blesser. En fait, l'idée même de l'agresser me semblait désormais stupide. Comme si, face à moi, se trouvait un dieu inconnu. Une aura qui m'emportait et annihilait toutes actions malveillantes à son égard. Un sourire, malsain, amusé, qui ignorait les volontés autres que la sienne.
- Oui. C'est ce que font tous les morts envers les Nécromants.
Mort. Cette sensation de vide. De froid. Ou plutôt. Ce manque de sensation. Était-ce cela. La mort ? Mon regard se perdit un bref instant dans les pensées, comme abasourdi. Je ne savais pas. Je ne savais plus. Il n'y avait plus que moi. Lui. Et cette masse. Cette masse s'écrasant sur mon crâne. Cette masse brisant ma mâchoire.
Et puis, le noir. Le noir. Juste. Le noir. Et le silence.
Une fraction de seconde. Ma mort, ou plutôt, la sensation, le souvenir que j'en avais, n'avait duré qu'une fraction de seconde. Comme le réveil d'un long sommeil. Aussi. Court. Aussi. Minime. Il n'y avait donc rien après la vie. Pas de lumière apaisante. Pas de dieu t’accueillant à bras ouverts. Pas de chants. Pas de jugement. Juste le noir.
Je chancela, ne cherchant pas à me rattraper, et finit à terre, la tête basse. Ma foi. Ma vertu. Tout m'avait été prit. Brisé. Par elle. Par cette nécromante. Devais-je la haïr pour cela ? Pour avoir réduit mes convictions, mes espoirs, ses années d'apprentissage à néant. Ou devais-je l'aimer ? L'aimer pour cette soudaine vérité, aussi rude soit-elle. Pour cette lumière perçant les tissus de mensonges que l'on m'avait enseigné. Je ne savais pas. Je ne savais plus. J'étais juste.
Perdu. Le mort continuait de regarder, tête basse le pavé sanglant, ne sachant de toute évidence pas comment réagir à cette annonce, qu'il savait pourtant véridique. C'était, en un sens, des plus normal. N'importe qui, surtout quelqu'un comme lui basant sa force et sa vie sur la foi, réagirait ainsi. Alors, emplie d'une sérénité étrangère, elle attendit. Et quand enfin il leva les yeux vers elle, ils firent brouillés par les larmes. Ou plutôt, un simulacre de larmes.
Car les morts ne pouvaient pas pleurer.
- Ne t'en fais pas. Tu n'es pas une simple marionnette comme tant d'autres. Tu as tes souvenirs. Ton intellect. Ton corps. Enfin... Ton corps et un peu celui d'un autre aussi...
Maudite bougresse, elle laissa le nouveau ressuscité, si l'on pouvait dire ainsi, contempler avec effroi ses pattes qui n'étaient pas siennes, cette peau noirâtre, brûlée par endroit, qui puait le cochon grillé. Et tandis qu'il se dandinait pour craindre cette unique aile, elle s'amusa. Elle s'amusa de lui comme jamais elle n'avait pu le faire dans sa vie.
Mais trêve de rires. Elle le fit se calmer d'un claquement de langue, et tandis que le silence revenait, elle continua son monologue.
- Tu as voué ta vie pour la Lumière, Paladin. Et pourtant ce sont les Ténèbres qui t'ont ramené. Elle ponctua sa phrase d'un sourire. Tu m'obéiras, car tu n'as pas le choix. Mais tu apprendras à aimer cette nouvelle... vie. Je suppose que l'on peut nommer cela ainsi. Pas besoin de manger, ni de boire, ni de dormir ou quoique ce soit d'autres de mortel. Juste m'accompagner et me protéger, comme tu l'as toujours fait pour les autres. Facile non ?
La moue déconfite du mâle fut sa seule réponse. Et sans même en chercher une au travers de son regard courroucé, elle continua de parler, non sans le faire asseoir.
- Horazon. Maintenant que tu sais ce qu'il advient après la Mort, peux-tu encore croire aux valeurs morales que l'on t'as enseigné ? En ces dieux fous ? - Je. Je ne sais pas.
Il détourna le regard, accablé.
- Non. Non, probablement pas. - Alors, pourquoi ne viendrais-tu pas de toi-même me rejoindre, et montrer la Vérité à tout ces agneaux égarés ?
Un silence se fut, lourd, contemplatif. A vrai dire, elle n'avait pas besoin de son accord pour le soumettre. Elle pouvait le manipuler, lui ordonner des tas de choses, même physiquement improbables, sans craindre de méprise de sa part. Mais sa participation lui permettait de réserver sa voix, et par conséquent, l'effet de surprise, a ses ennemis. Mieux encore, cela lui évitait un surplus de magie bêtement gâchée, et, qui sait, une situation muette de sauvée.
Il hésita un bref instant, puis, le regard braqué sur ses pattes qui n'étaient pas siennes, il se leva, attristé. Cela serait long. Dur. Complexe. Mais le temps ferait son œuvre et panserait ses blessures, aussi étranges soient-elles.
- Très bien.
Elle le contempla encore un court moment, puis, désigna du museau l'amas de métal composant les armes et armures.
- Peux-tu t'en servir ? - Bien entendu.
D'un pas fier, il s'avança d'abord vers son ancienne armure de plaques, finement décorée par des bordures de cuivre et d'or, le tout rembourré d'un maillage et de cuir de grande qualité. Mais, lorsqu'il l'enfila, elle lui sembla lourde. Bien trop pesante. Et ses mouvements, amples de par sa nouvelle condition, devinrent mous, lents, comme un vieillard ankylosé. D'un geste, elle lui ordonna de la retirer. De toute évidence, sa vigueur avait été perdue à jamais, mais qu'importe. Il valait certainement mieux être vif et non protégé, que lourd et malmené. De plus, de son statut, il ne ressentait certainement pas la douleur, alors, à quoi bon posséder une armure, si même en cheval-tronc l'on pouvait toujours mordre avec autant de conviction ?
Il s'essaya alors aux armes, et si celles-ci furent rapides entre ses sabots, il advint qu'il se battait désormais à mains nues. Ses crocs de goule, qui fut une découverte pour lui, perçaient le plus dur des métaux ; quant à ses griffes, celles que la nécromancienne pouvait faire pousser par le contrôle des os, elles tailladaient la chair des morts-sujets comme du beurre. La puanteur libérée fit reculer la femelle, mais la salive naquit dans la bouche d'Horazon, désormais presque enragé. La faim était presque tangible, et il fut un ordre pour le stopper dans son carnage.
- Très bien. Écoutes moi attentivement. Je veux que tu te comportes comme un simple mortel. Pas de rage soudaine sur les cadavres ni d'attaques sur les vivants, a moins que je ne te l'ordonne. Tu ne baves pas, ne grogne pas, ne hurle surtout pas, et te contentes d'être poli et de répondre aux questions dans un certain seuil que je te ferais part plus tard, énuméra t'elle. Tu es un pégase normal. Tu n'es pas mort. Et par conséquent, tu dois te comporter comme un vivant. Compris ? - Oui. - Cependant... Je sais que ton réveil a été un peu... chamboulé. Par conséquent, je t'autorises a te ressourcer sur ses morts. De plus, commença t'elle tandis qu'il s’exécutait avec gourmandise, il me semble que dévorer les tiens soignera tes blessures. Mais tu attendras mon consentements et n'en parlera sous aucun prétexte.
La baffrerie continua ainsi sur quelques minutes, et quand enfin il releva le museau de sa dépouille, désormais éventrée et défigurée, la femelle, elle, lorgnait sur la ville-basse, cherchant du regard un signe. Les éclairs de lumières fusaient de-ci de-là, mais ce ne fut qu'après une accalmie qu'elle se décida.
- Horazon. - Hum ? Répondit-il la bouche pleine de ce qui semblait être un rein. - Nous partons. Rappelles-toi, conduis-toi comme un vivant. Tu es Horazon, un pégase qui a eu un grave accident impliquant un incendie. Je te veux sur les toits. Ne te fais pas voir. Et protèges mes arrières... J'en aurais grand besoin...
Et tandis qu'il s’exécutait, montant sur les hautes tuiles sans le moindre effort, elle avança d'un pas lent, un sourire aux lèvres, vers sa destination finale.